2006 – in progress • Gelatin silver bromide print on baryta paper Ilford Warmtone
Peu à peu la nudité de la ville se dévoile. Je me perds en elle, dans ses ruelles, dans ses silences. C’est un abandon cyclique. Une recherche et une perte, puis une découverte à nouveau. Est-ce l’intimité que je recherche ? Non, c’est l’étrangeté. Je meurs un peu en prenant une photographie et renais lorsqu’elle apparaît. Elle sort du noir des instants révolus pour reprendre vie. Ma vie peut-être. Alors tout s’entremêle. En silence.
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Ma marche dans la ville s’apparente à l’errance d’une bulle de savon dans le maquis. Sa rondeur charnue et sa limpidité ont la solidité de l’illusion juvénile. Dans cet abandon aveugle et fragile, je mesure les limites des plans vécus que je dessine, jour après jour, avec mes déplacements. Il m’arrive cependant parfois de détourner le regard, de voir enfin derrière les pancartes illuminées. Ces digressions me font vaciller – bavures sur mon tracé qui tentent de me ramener à la réalité, tranchante réalité. Chaque mouvement n’est ensuite qu’une tentative d’échapper à cet éclatement. Une vaine tentative.
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L’odeur de la ville, comme une gifle, secoue et pénètre, à l’improviste. La vie se niche aux coins des rues, dans les couloirs obscurs du métro toujours oubliés, souvent souillés. Un chien marque son territoire éphémère, puis disparaît, laissant l’ombre de son absence. Nous ne faisons que glisser le long des caniveaux comme de l’eau sale, en cherchant, nous aussi, à marquer notre passage. Les déchets qui restent, bordent ainsi notre chemin, comme si nous avions besoin de le délimiter pour éviter toute perdition. C’est avec un geste en apparence plein de grâce – celui d’une main qui laisse tomber un mouchoir blanchâtre – que nous écrivons notre abandon.
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Fragments encastrés.
Séquelles du temps qui meurt.
La crasse – matière grasse qui enrobe avec sa patine épaisse et huileuse – n’est que le pur produit de l’existence, sa manifestation la plus aboutie.
Chaque goutte qui coule et se coagule, qui trace et tâche, n’est qu’une souffrance qui n’a jamais été racontée. Un morceau d’égarement qu’il faut déchiffrer.
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Me confondre dans l’ombre de la ville qui bat, tel un coup de pinceau noir sur une toile obscure. N’être qu’une trace infinitésimale qui parcourt cette ville et cette nuit, dans lesquels un bout de goudron, un morceau de trottoir et un tuyau suintent une lumière pâle, âcre. J’ai besoin de retenir ma respiration, de me fondre dans cette masse épaisse, de me joindre enfin à son flot dense, souillé. Pas de velours sur un terrain durci par les années ; gamme pentatonique sur laquelle entamer une mélodie blues infinie, la nuit résonne toujours avec la délicatesse et l’incertitude de celle qui se cache en dissimulant avec elle, les autres.
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Est-il possible encore aujourd’hui de flâner dans une ville ? Électron libre, asbolutus, je me sens pousser vers elle. Son déroulement tortueux et son intime repli sur elle-même sont les décors d’un pèlerinage purificatoire qui me donne la mesure de mon existence. La ville, lieu où l’on peut mesurer la créativité humaine, notre soif de symbolique. Car nous la parcourons avec l’illusion de pouvoir tisser une toile personnelle de repères. Cependant, cette évolution possible ne se produit que rarement ; le plus souvent elle se niche quelque part en nous, annihilée ; le plus souvent alors, c’est notre reddition face à une tâche si capitale.
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La photographie tel un point de départ, une invitation encore verte qu’il faut laisser mûrir peu à peu. Dans cette errance chronologique, souvent je commence par le substrat, par les os qui grincent sous le poids du nouveau, toujours plus lourd, toujours plus dense. Aux points de friction, aux angles des rues avalées par les décombres d’immeubles, sur les trottoirs écornés, je retourne ces espaces, j’en sens les viscères.
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Platitude, platitude… À quoi bon chercher des aspérités dans une surface où tout est aspérité, où tout est obstacle ? En ville (et sans soulever les jambes), j’enjambe des obstacles, pour ensuite en enjamber d’autres. C’est une suite sans fin, du sur place saccadé.
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Donner une forme au vide, en reconnaître sa forme derrière et dans celles de la ville. Un vide qui serait « matière de la possibilité de l’être » tel que le pressentait Gaston Bachelard. Créer donc, sans faire semblant ; donner au mutisme urbain les voyelles atones qui composent un cri retenu. Prêter attention à tout ce qu’il y a derrière le tout, à tout ce qu’il y a à son intérieur, muré à moitié vivant. Sans décoller un seul pavé ni gratter un seul mur. Sans rien détruire. En y prêtant l’oreille, en l’écoutant, au-delà du bruit du quotidien, dans les interstices et les pauses, savoir reconnaître les pulsations arythmiques du silence.
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Mon œil presque sans le vouloir courbe arbres et ponts, vallées et horizons jusqu’à les faire coïncider à leurs reflets qui emplissent mon regard. Regarder, c’est précipiter dans soi. Se retrouver ne serait-ce que dans un éclat rapide est déjà un premier timide espoir. La photographie est pour moi une forme singulière de poésie à partager. Telle que je la conçois, elle est toujours une libre prise de position, un questionnement perpétuel qui me permet de tracer un aperçu de ce qui émerge à peine du chaos du présent. Monologue au début, elle est ensuite polyphonie de voix, chœur se modifiant au fil des échanges, du temps.