2006 – 2010 • Gelatin silver bromide print on baryta paper Ilford Warmtone
Îlot de résistance, manifestation vitale d’une culture aujourd’hui menacée, le carrasegare est un rite populaire sarde qui puise ses origines dans les croyances d’une société agro-pastorale, mêlées à d’anciens cultes d’origine dionysiaque. Chaque année en Sardaigne, entre fin janvier et février, lors du carrasegare, les masques traditionnels miment la capture, la passion et la mort du dieu Maimone – dieu de la pluie et de la végétation –, à travers celle d’une victime substitutive. Umbrae silentes (ombres silencieuses), vétues de simples peaux de moutons – visages cachés par un masque en bois ou directement peints avec du charbon –, ils parcourent les villages au rythme funèbre des cloches qu’ils portent sur le dos, invoquant la pluie et pleurant une mort et une renaissance éphémères et cycliques. Car, comme le printemps, Maimone meurt et renaît. C’est pourquoi le dernier jour du carrasegare tout le monde fête sa renaissance, annonciatrice de l’arrivée de la nouvelle saison.
Les cloches sont une invitation au voyage ; les pas cadencés, lents, sont la remise en question de nos certitudes modernes ; le pipeau et les tambours résonnent à l’intérieur, nous secouent, en nous suggérant qu’un autre monde existait et existe encore, dans le repli des campagnes, sous la terre fertile qui bat sous nos pieds. Mélange de sang rituel et brins d’herbe, invocation de la pluie, attente de la nouvelle saison, du soleil, des bourgeons qui deviendront fleurs, prenant la place des rameaux secs battus par le vent. Le paysage d’hiver est la terre mouillée qui s’enfonce sous nos pas, nous accueille et nous embrasse.
Cueillir le temps révolu dans le temps présent, se frayer un chemin dans la mémoire qui se réactualise, percer doucement le tourbillon de l’éternel retour pour en ramener des instants figés, des éclats intemporels… Le carrasegare nous interpelle tous. L’arrêt du temps n’est que le prétexte pour le faire revivre, lui donner une forme, un habit et le laisser libre d’exister. Autrement, si possible.
Je me suis souvent questionné, dans ce regard porté, sur ma place et le lieu de la photographie dans cette résurgence. Recherche du présent ou du passé dans le présent ? Errance dans les rues et dans le temps. Impression d’être le spectateur silencieux d’une pièce de théâtre, déjà ancienne, qui se déroulerait sous mes yeux, cruelle et élégante. Seul, figure transparente, silhouette qui guette, attrappe, relâche, en décomposant ce que l’œil ne perçoit que comme un flux. Trompeuse illusion et pourtant vérité infatigable, inlassable répétition. Joie de l’éphémère.
Aujourd’hui, les sociétés organisées autour de ces croyances traditionnelles – qui en définissaient les contours, les aspects de la vie quotidienne et le déroulement du temps –, sont mises à l’épreuve du processus de mondialisation, univoque et dépourvu de tout attachement au territoire. Sur les terres de Sardaigne, ces traditions essaient cependant, encore, de dialoguer, d’échanger, de survivre face à des bouleversements qui leur échappent. Ces croyances, ces rites et ces manifestations populaires – toute la richesse qui s’est sédimentée dans le temps – risquent toutefois d’être reléguées au domaine folklorique, hors la vie. C’est dans ce contexte de fragilité que j’ai décidé d’interroger le carrasegare, afin de montrer ce qui demeure encore vivant, malgré tout.
Le carrasegare est un appel, une remarque finement jouée, une critique qui se déploie dans le froid, une affirmation d’une altérité qui veut rester telle, qui veut continuer à se distinguer. C’est une tentative de ne pas se laisser happer par la folklorisation des rites populaires, la destruction d’une culture qui s’efface. Ce deuil à venir, que ces masques représentent, va au-delà de leurs intentions : c’est du miel amer qui coule sur nos silences.