2021 – 2023 • Gelatin silver bromide print on Lumière Élysée B11 bromide paper
AU BOUT DE PEU • Lorsque je me penche sur ces années passées à côtoyer deux hôpitaux de jour psychiatriques, je ne trouve pas les mots. Alors je les cherche. Et, en cherchant, je trouve autre chose : une impossibilité temporaire de rendre grâce à ce temps vécu en compagnie des patients et du personnel soignant. Nous avons été familiers au bout de peu. Nos rendez-vous hebdomadaires étaient attendus des deux côtés. J’étais attendu, je les attendais.
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PRÉTEXTE • La photographie n’était pas l’objectif mais un prétexte. Même s’il y avait, quelque part, une exigence artistique (et éthique) à la fois. Lorsque la photographie refaisait surface dans nos discussions, c’était sur la pointe des pieds et quasi en s’excusant d’interrompre la digression pour reprendre la recherche. Parfois, la photographie était digression – l’œuvre était ailleurs.
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CONTRE SOI • Cependant, il y avait tout de même un horizon tracé dès le premier jour. Les inscrits savaient pertinemment de s’engager dans un projet qui prévoyait une trentaine de séances étalées sur une année, avec le même modus operandi on ne peut plus minimaliste. Une pièce dédiée que le soleil baignait latéralement par une fenêtre, quelques chaises autour d’une chambre photographique et l’envie – ou le pressentiment d’une envie – de se retourner contre soi, avec soi et les autres comme outils.
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VOIR EST ANTRE • Voir est une suite. À l’origine il y a une ouverture que l’on ne peut pas commander ni prévoir. Voir s’engouffre dans un creux qui ressemble à la célèbre blessure qui devient lumière. Voir est une conséquence qui n’a pas de pouvoir sur l’humain assis devant la chambre. On voit s’il y a lieu. On ne voit pas s’il y a espace entre. Voir est antre.
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Oh visage, mon chemin !
Adonis
Chemin de traverse, à rebours, de croix. Chemin faisant, défaisant, refaisant. Chemin d’aller vers le retour, de retour à l’aller. Chemin où s’égarent les initiés, les adeptes, les habitués ; chemin que trouvent les apprentis téméraires, les explorateurs sans boussole, les flâneurs. Chemin qui entre, chemin qui sort.
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AVEC SERMENT • On pose : on dépose le premier voile. On repose : on dépose le voile suivant. Jusqu’à ce que l’on se pose. À ce moment précis, on dépose avec serment, à deux doigts d’une nudité propre aux déposants. Mais je me garderais bien de parler, à ce propos, de vérité.
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DE LUMIÈRE • Si, d’après Yves Bonnefoy, il y a une vérité de parole en poésie, y a-t-il une vérité de lumière en photographie ?
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PRÉ-MODÈLE • Rarement j’ai essayé de captiver un regard, de happer sa persistance à l’orée de l’anéantissement. J’ai même apostrophé le pré-nom du pré-modèle pour le faire revenir entre soi ou parmi nous. J’ai toujours échoué dans l’opération. On n’appelle pas ici l’ailleurs. On n’épelle pas chaque syllabe du nom qui n’existe qu’en entier.
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EN QUÊTE • Tu ne me regardes pas, tu te regardes. Tu ne me dis rien, tu te dis. Tu restes en silence, et c’est une élégie en quête de mots.
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LA GROTTE • « Vous ne m’aurez jamais en entier ! » – m’a mis en garde Denis en s’asseyant pour la première fois face à la chambre. « Ni en morceaux », j’ajouterai. Je n’ai pas le pouvoir d’avoir. Je ne fais que polir la surface bien tendue de la grotte panchromatique pour que la vie puisse s’y miroiter, sachant que la moindre aspérité de la paroi est à même de fausser la tentative de transposition.
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CALAGE • Je saisis un décalage que je tente a posteriori de caler. Cependant, une fois calé je ne le saisis plus : il m’échappe des yeux sans que je puisse lui courir après. Je n’ai pas encore appris à traverser un miroir brisé en mille morceaux.
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Aun cuando el mar es grande,
como es lo mismo todo,
me parece que estoy ya a tu lado…
Ya solo el agua nos separa,
el agua que se mueve sin descanso,
¡el agua, solo, el agua!
Jiménez
Cher modèle, l’air est notre mer commune. Nos deux visages sont sur deux rives opposées. Pourtant, moi aussi, j’ai l’impression d’être déjà à tes côtés.
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COUPE QUE COUPE • Ce n’est pas une histoire de fragments à rassembler ni d’entiers à saisir. Coupe que coupe, il y aura une perte irrémédiable par-delà le bord du négatif qu’un long séjour en chambre noire s’affairera à combler avec une autre perte.
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DEUX COUPS • D’une perte deux coups : l’un dirigé contre l’entier, l’autre contre le fragment.
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LE CONTREPOINT • De même qu’en photographie, dans un ritratto il y a une partie émergée et une partie submergée. Le visible est le contrepoint du caché : il se donne pour que l’autre partie puisse garder son abri d’imaginations, projections, divinations multiples et parfois contradictoires. Voir serait-ce déterrer d’un cercueil fermé trop tôt une vaste dépouille pour enfin l’achever ?
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DE PAUPIÈRES • En vrac, dans le soufflet de la chambre : un regard, deux regards, un troisième qui englobe les deux premiers ; une torsion subite du premier regard qui change d’intensité ou de direction, et vite le château de paupières tombe pour se ré-ériger quelques instants plus tard, brinquebalant et sur le point de se défaire.
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SANS VOIX • Je passe sous silence, ils (certains modèles, certaines photographies) demeurent sans voix. Comme paralysés, ils m’implorent des yeux. Enfermés dans quelques centimètres carrés d’acétate enduit, ils vivotent dans leurs reflets entre mes pupilles, privés de parole. Leur lieu à eux n’est pas à moi, ne le sera pas.
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PARFOIS • Parfois il suffit de s’asseoir devant un autre siècle d’optique et de voile de visée et d’ouvrir ses paupières au présent. Parfois il suffit de camper debout droit ou de guingois et d’attendre le premier-dernier déclic. Parfois les bras le long du corps ou croisés, la face ou le profil ; parfois le dos, les yeux baissés. Parfois il suffit juste de venir chaque semaine pendant une année, sans se lasser, avec une volonté in nuce qui rêve d’éclore.
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RECTANGLE DU RESSENTI • Il y a le cercle d’image et le rectangle du ressenti. Être dans l’ouvert optique et dans l’ouvert poétique. Avoir été devant et être, davantage, à l’intérieur.
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UNE NOUVELLE PEAU • Nous partageons une moitié, et encore. Peut-être un quart. Non, nous ne partageons pas plus. Nous avons introduit dans le soufflet ce que nous ne croyons pas d’avoir. Nous avons créé, ex nihilo, une nouvelle matière capable de nous façonner : un corps flambant après la mue, une nouvelle peau. La photographie n’est pas le simulacre de la vieille peau mais la toute nouvelle dont il faut prendre soin.
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LA MUE • La mue du ritratto : s’éloigner vers l’intérieur, migrer en dedans pour ne laisser qu’une vieille peau à la merci du photographe ? La photographie n’est pas l’exil forcé mais la notification-invention de ceux qui restent, de ceux qui ne sont pas (encore ou jamais) partis.
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SOUVENIR DU FUTUR • « Adieu je reste en moi. Vous qui partez vers un passé connu, emportez un souvenir du futur, emportez-moi. » – nous dit le modèle.
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RABIOT • Ritratto : rabiot de moi dans la pénurie d’autrui ?
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LA BARBACANE • La photographie est le fruit d’un contexte qu’elle souhaite quitter. Mais avant cette pulsion émancipatrice, elle demeure ancrée à ce qui en a favorisé son émergence, et lui est redevable. Ainsi parfois, à ne saisir que l’arrivée, on perd de vue le long parcours qui a pu mener à ce que nous avons devant les yeux. La photographie est, avant tout, trajectoire qui nous vise, lancée à notre rencontre de la barbacane d’un contexte qu’il faudra conquérir et nommer malgré les hautes murailles.
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HASARD • Le hasard s’invite pendant les séances pour racoler les prosélytes. Je ne saurais tout maîtriser. L’intérieur du châssis fourmille de roues dentelées. En actionnant le levier d’armement, les engrenages tournent de façon synchrone et font avancer la pellicule. Parfois, ils oublient la synchronie, se désalignent de peu, s’éloignent de leur tâche égale depuis leur assemblage. Dans la pellicule, désormais, c’est le hasard. La surimpression fortuite provoque la rencontre dans un même photogramme de deux ressentis différents : un vide entre deux chaises que seule l’absence a pu remplir.
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À MOIS • Je cherche un lieu à mois dans l’espace à jours.
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ALLEGORIE • Pour peu que je m’efforce d’ôter le pouvoir allégorique d’un ritratto et de l’ancrer dans le présent sans ambages, ce pouvoir revient, subrepticement, à la charge. Comme si chaque ritratto était en potence une icône en quête de ses fidèles.
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UN PEU DE • Le modèle donne un peu de soi, un peu d’autrui, une peu de moi, un peu de l’ensemble que nous sommes devenus, un peu des autres qui l’observent à deux pas, un peu de toi – lecteur qui rentres tardif dans cette histoire –, comme s’il te connaissait déjà. Ses yeux contiennent l’environnement qui a donné naissance à la photographie. Tes yeux, lecteur, que contiennent-ils ?